Dans cette rubrique nous aborderons ultérieurement le lien entre passé et présent à travers quelques événements phares, mais nous commencerons par le commencement : les cultures précolombiennes, après un texte original en guise d’introduction.
La Colombie vue d’Europe
En guise d’introduction, nous vous proposons quelques morceaux choisis d’un texte de José M. Samper (historien-géographe, titulaire de la Société de Géographie et d’Ethnographie de Paris)paru en 1861. Malgré de nombreuses références au contexte international de l’époque ce texte étonnant est par bien des côtés encore d’actualité.
NB: dans le texte original l’auteur désigne par « Colombia » l’ensemble des pays allant du Mexique au Cap Horn mais son discours est plus particulièrement axé sur les anciennes colonies espagnoles fraîchement indépendantes. Cette appellation est adoptée en réaction à la récente appropriation du terme «Amérique» par les Etats-Unis et pour éviter l’appellation « Amérique du sud ».
L’Europe a pris grand soin d’envoyer au nouveau monde beaucoup d’hommes de grande capacité, chargés d’étudier la nature, la physique de notre continent – Humboldt et Bonpland (sans compter les sages et les voyageurs du XVIIIémesiècle), Boussingault et Roulin, d’Orbigny, qui ont fait de grandes études et des révélations de la plus haute importance. Le monde européen connaît plus et moins les grandioses cordillères, les magnifiques rivières, les pampas, les páramos, les nevados et les volcans, les baies et les ports, la flore et la faune, et la géologie du continent colombien.
Crédit photo: Bibliothèque Luis Angel Arango
La même chose se passe dans le domaine économique. Les commerçants de Londres et Liverpool, de Hamburg et Amsterdam, du Havre et de Marseille, de Génova et Trieste, de Barcelona et Cádiz, savent obtenir de l’argent du Mexique, de l’ndigo, du café, de l’or, du tabac, du bois de Colombie, du café et du cacao du Venezuela, etc. Et les mêmes commerçants d’Europe savent aussi dans lesquels de nos marchés ils peuvent envoyer leurs tissus, leurs soies, leurs vins, leurs métaux et milles produits manufacturés européens. Quoi d’autre ? L’Europe connait-elle autre chose de la Colombie ? Est-ce que ça l’intéresse ? Veut-elle en savoir d’avantage ? Il semble que non, si nous en jugeons par les faits. Les sociétés européennes savent que nous avons des volcans, des tremblements de terre, des indiens, des caïmans, des noirs, des métisses, des vallées humides, des boas, des moustiques, de la chaleur, de la fièvre, des insurrections matin et soir. Ils savent que nous produisons de l’or et de l’argent, de la quinoa et du tabac et d’autres articles sujet à commerce. C’est tout.
Crédit photo: Bibliothèque Luis Angel Arango
Mais connaissent-ils notre histoire coloniale, la nature de nos révolutions, nos races, la structure de nos institutions, le génie de nos coutumes, les influences qui nous entourent, les conditions du traitement international, les tendances qui nous attirent et le caractère de notre littérature, notre journalisme et nos relations intimes ? Non, rien de tout cela. Le monde européen a mis plus d’intérêt à étudier nos volcans que nos sociétés, il connaît mieux les insectes que notre littérature, mieux les caïmans de nos rivières que les actes des nos hommes d’Etat.
Le contraste est triste et humiliant, plus pour les sociétés européennes que pour les hispaniques. Nous pouvons citer plus de cent noms de naturalistes qui sont allés explorer et étudier à fond la nature colombienne. Mais nous n’avons pas la moindre nouvelle d’un seul (depuis l’admirable Humbolt, un génie universel) qui soit venu étudier consciemment la société. Mollien (qui n’a pas fait en Colombie des études mais des collections de fables ridicules) a seulement écrit des puérilités et des absurdités. La majeure partie des voyageurs visitent les côtes ou des villes pendant quelques jours, ils n’ont pas même pas essayé d’entamer une relation avec les habitants et ils viennent en Europe à propager des erreurs, des notions tronquées et exagérées pour lesquels nous sommes morts de rire. Le fait est qu’en Europe on ignore tout des conditions sociales, politiques et historiques des peuples hispaniques.
Crédit photo: Bibliothèque Luis Angel Arango
Mais à qui la faute ? Qui est responsable de la persistance de cette ignorance en Europe ? Les européens ou les hispaniques ? Les uns et les autres, bien qu’il existe un grade d’inégalité. D’un côté, par rapport aux européens, l’esprit mercantile et le matérialisme des gouvernements ont cherché en Colombie des marchés pour les usines européennes, de l’or et de l’argent pour les banques, des ports pour les gares navales comme base de la domination des mers, des intrigues et des rivalités politiques et la grandeur nationale ; et pour cela il n’a pas été nécessaire d’étudier la nature de nos sociétés, lesquelles sont traitées comme barbaresques. Le calcul a été erroné parce qu’on a oublié la base fondamentale de tout commerce et de toute prépondérance internationale : le peuple. Mais ce calcul erroné a guidé la politique européenne en Colombie.
D’autre part, et cela est encore plus important, les européens se sont lamentablement trompés dans leurs prévisions et appréciations depuis le premier quart de cette siècle par rapport à la révolution colombienne de 1810, ils l’ont méprisée sans fondement. Quelques uns, en méconnaissant les lois qui président à l’acclimatation des gouvernements et des institutions, ont cru que la démocratie colombienne, en se consolidant, en se perfectionnant et en développant de grands progrès, pourrait tard ou tôt, faire irruption en Europe et détruire ou au moins creuser profondément les trônes, les aristocraties et les institutions européennes.
D’où le fait de la tenace guerre des antipathies et des outrages que certains gouvernements ont déclarés depuis 1810 aux démocraties de Colombie comme si à la distance qu’établit l’océan entre la nature des deux continents il fallait y ajouter celle qui sépare les conditions sociales des deux mondes.
Crédit photo: Bibliothèque Luis Angel Arango
D’autres n’ont pas eu peur des démocraties hispaniques mais (et cela pour la majorité) ils les ont méconnus au point qu’ils n’ont pas cru à leur vitalité. Ceux qui les ont dédaigné ont été courts de vue mais logiques. En voyant la révolution de 1810 qui fût un mouvement rapide, inexplicable, et sans cause apparente, en considérant les révolutions démocratiques en Europe (fausse stérilité dans laquelle nous sommes loin de nous reconnaître), ils ont cru qu’en Colombie tout était transitoire, qu’il s’agissait d’un échange de décorations ; présidents au lieu de Vice-rois, un Congrès au lieu d’une Audience, la dictature des quelques uns en remplaçant la dictature unique de la monarchie espagnole. Ils ont cru que cette nouvelle situation n’était pas une idée mais à peine un fait, que la révolution n’était profondément sociale mais politique, que les civilisations n’avaient pas intérêt à respecter cette situation ou au moins à l’appuyer en la laissant se développer librement et l’accepter comme le point de départ d’une grande et saine transformation ; enfin cette révolution républicaine pouvait produire dans le temps soit une monarchie constitutionnelle laquelle fortifierait les traditions européennes ou une dissociation rendant nécessaire l’intervention de l’Europe, tout au moins de ceux qui avait envie de voir la domination de l’Espagne sur le nouveau monde.
Crédit photo: Bibliothèque Luis Angel Arango
Cette erreur capitale, dans la manière d’apprécier la transformation de la Colombie, a rendu les européens hostiles à nos sociétés. Son hostilité ne s’est pas seulement exprimée en suscitant des conflits, infligeant des humiliations pour des questions ridicules, ils ont fait quelque chose de pire, ils nous ont dédaigné en abandonnant le devoir de nous étudier, en méprisant nos efforts pour nous faire connaître, en perdant un temps précieux pour la civilisation.
Si l’Espagne avait conquit sa liberté comme nous, depuis l’indépendance de 1812 elle serait par exemple arrivée à gagner le rang de puissance européenne et la pratique des institutions libres lui aurait inspirée un sentiment d’intelligence bienveillante, en acceptant notre émancipation comme un fait irrévocable et fécond, duquel on pouvait tirer du profit.
Il aurait jailli, par la force des choses, une grande Confédération sociale d’Espagne et de ses anciennes colonies, fondées sur les principes de liberté, d’indépendance, de langue, de race, etc., l’Espagne aurait eu un prépondérance énorme pour son appui à tout un continent et nous, soutenus par le prestige espagnol, nous aurions consolidé une démocratie pacifique, noble, progressiste, en ayant le respect du monde européen.
Hélas, les choses se sont passées d’une manière différente. L’Espagne, depuis le sauvetage de son indépendance et du trône de Fernando IV, n’a pas eu la volonté de faire la paix avec les républiques hispano-colombiennes, développer une alliance avec eux aurait été un grand effort et une perte de temps, c’est pour cela que nous, les hispano-colombiens, avons senti le poids du dédain européen et du peu d’intérêt de l’Europe à nous étudier et nous comprendre, et à nous traiter comme une civilisation.
Crédit photo: Bibliothèque Luis Angel Arango